L'APPARTENANCE |
La famille est le lieu de transmission d’une culture affective dont nous sommes totalement imprégnés. Ses règles implicites gouvernent le clan familial et régissent nos modes de communication.
Le transgénérationnel reste présent dans notre imaginaire. Nous avons, en grande partie, été modelés par cet héritage qui pèse sur nos croyances et nos comportements et l’origine de nos inhibitions, de nos désirs, remonte parfois aux générations antérieures.
L’histoire de chacun est emboîtée dans une mémoire familiale, avec ses ruptures, ses antagonismes et ses conflits et nous nous inscrivons dans ce réseau qui situe notre place, notre identité.
Dans Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud écrit : «Rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé d’une façon quelconque et peut reparaître dans certaines circonstances».
Chaque famille fonctionne avec son code et son répertoire de nuances pour interdire ou autoriser l’expression des affects, des sentiments ou des émotions. Dans tel foyer, par exemple, s’embrasser ou se témoigner de l’affection est jugé indécent. Dans tel autre, s’en abstenir est tout aussi répréhensible.
Notre nom marque notre appartenance, notre affiliation à nos ancêtres. Dire son identité, c’est aussi se situer historiquement, culturellement, socialement, religieusement. L’identité est une notion multidimensionnelle et contradictoire, souligne Lévi-Strauss. Elle est tiraillée entre similitude et singularité, entre ce qui la fonde dans le passé et ce qui la régit dans le présent. Elle se forme à partir d’identifications successives et nous ressentons tous, à des degrés différents, le besoin de nous situer.
Il est des noms qui sont des sésames et ouvrent des portes, d’autres sont des barrières qui restent à jamais fermées. Les mots de passe ne sont pas tous identiques.
Certains sont en effet porteurs de toutes les horreurs du monde, comme par exemple le nom d’HITLER. Sa descendance n’est en rien responsable de ses crimes et n’a pas à porter le poids de cette misère générée.
Certains noms portent des traces sulfureuses aux consonances douteuses et leurs détenteurs se hâtent quelquefois de passer à l’acte pour modifier leur identité. D’autres encore sont aujourd’hui vénérés, demain haïs par des scandales politiques ou des spoliations diverses.
J’ai déposé une requête en changement de nom. M’appelant BOCHE, les sobriquets comme «sale boche, nazi» me sont devenus insupportables, d’autant plus que certains membres de ma famille sont morts en déportation ! déclare cet homme.
On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille chantait Maxime Le Forestier. La fonction génératrice du nom est d’insuffler la vie et non d’emprisonner ou d’asphyxier. Donner le nom, c’est aussi donner la vie. Si ce nom est perçu comme de lourdes chaussures à crampons, il nous laisse cloués au sol, sans allant, mais il peut aussi nous procurer envol, énergie et liberté.
Je me suis tout naturellement interrogée sur l’origine de mon propre patronyme
Au cours du XVIIe siècle, l’administration de l’Empire autrichien, animée d’un farouche antisémitisme, décidait d’affubler les juifs vivant sur son territoire de noms de dérision. C’est ainsi que naquirent des noms à consonance germanique plus ou moins connus tels que ROTHSCHILD, signifiant en allemand carapace, bouclier d’or, GOLDENFELD : champ d’or, MORGENSTERN : étoile du matin.
FREUD, en allemand freude correspondant à joie, plaisir, serait donc à ranger parmi les noms de dérision donnés par les scribes de l’Empire aux familles juives.
Ce nom fait partie de l’inconscient collectif. Il est celui de ma filiation avec tous les fantasmes que chacun y projette. J’aime à me rappeler, dans les moments où il se trouve éclaboussé, honni ou trahi, qu’il est aussi relié à la joie et au plaisir.
Ce prénom, appelé encore petit nom, n’est pas une simple étiquette. Il est porteur de l’expression des désirs du donateur. Le choix du prénom incombe en général à nos géniteurs. Quel est dans la famille, celui qui a choisi le prénom ? Quelle est l’interaction entre rêve et réalité dans le choix d’un prénom ? Pourquoi avoir choisi tel prénom à tel autre ?
En écrivant ces lignes, je songe aussi au non-désir et à cet homme qui m’a un jour confié : Mes parents n’ont pas souhaité ma naissance. Je suis né sans prénom. Appelons-le Henri, comme le fils du voisin, dit mon père à l’officier de l’état civil. C’est ainsi que je porte le prénom d’un enfant de la rue !
Dans nos choix, interviennent l’influence du cinéma, la part du fantasme, la place du rêve et de la projection. J’ai appelé mon fils Jessi, en pensant à un merveilleux feuilleton américain où l’enfant ainsi nommé me ressemblait, il avait les mêmes boucles blondes !
Cette porte ouverte sur l’imaginaire constitue souvent un moyen de rompre consciemment ou inconsciemment avec un passé, d’interrompre une lignée contenant des injonctions déshonorantes ou indicibles.
En effet, le prénom est parfois un vieux vêtement que la famille fait circuler à travers la lignée, avec tout ce que l’enfant trouve comme surprises ou secrets dans ses poches, surtout lorsque l’habit est élimé.
Il manifestera alors quelque réticence ou quelque crainte inconsciente à le porter. Certains prénoms sont muets, comme par exemple le deuxième prénom. Il est souvent celui d’un aïeul dont on ignore l’influence directe et qui, soudain, se met à nous parler très fort. Le rejet des parents, grands parents et générations antérieures s’effectue aussi par le choix d’un prénom nouveau, moyen de rupture avec le passé et toute son histoire.
Notre prénom peut aussi devenir une inscription revêtant une charge ou signification symbolique. Clément, Juste, Désiré, Aimé, Félicité ou Modeste ont-il une destinée en rapport avec la métaphore de leur prénom ?
Dans L’interprétation des rêves, S. Freud écrit : «les noms sont des enfants de revenants». Il donnera à chacun de ses enfants le prénom de personnes qui l’ont éminemment marqué.
Ainsi, en hommage à ses «maîtres à penser», Mathilde, sa première fille, se prénomme comme de l’épouse du Dr BREUER, médecin physiologiste qui devait prendre une part décisive dans la psychanalyse.
Jean Martin, son fils aîné, porte le prénom du Dr CHARCOT, brillant médecin à l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris où il étudie l’hypnose.
Ernst, son fils cadet, mon grand père, prénommé ainsi en hommage à BRÜCKE, chargé de la chaire de physiologie à l’Université de Vienne.
Oliver, le dernier de ses fils est ainsi prénommé en souvenir du héros de sa jeunesse, d’après le roman de Cromwell. Sa fille Sophie porte le prénom de la fille du Professeur HAMMERSCHLAG qui lui enseigne la religion et l’hébreu. Je tenais à ce que leur nom fut déterminé par le souvenir des personnes qui me sont chères écrit-il.
Vincent GAULEJAC, sociologue, analyse dans La névrose de classe le cas de personnes issues de condition modeste qui, en poursuivant des études supérieures, se placent inconsciemment en situation d’échec, ne s’autorisant pas à dépasser le niveau d’études du père.
Les valeurs essentielles de mon père, agriculteur, étaient le travail et la terre. Mon inconscient avait enregistré que seule une réussite dans ce domaine ferait de moi le digne fils de mon père raconte ce jeune homme après son troisième échec à l’agrégation de français.
Nombreux sont ceux qui, au moment d’une promotion sociale, d’un rendez-vous professionnel important, d’un examen à passer, commettent cet acte manqué à travers l’oubli, la maladie ou le trou noir lors de la rédaction d’une copie d’examen. Il y a ceux qui finissent par réussir mais se sentent éternellement coupables ou redevables, sentiment trahissant leur fidélité aux parents, à la catégorie sociale.
Cette culpabilité se développe d’autant plus qu’elle trouve un écho dans le sentiment de n’être jamais à sa place, d’être constamment en décalage entre la position originaire et la position acquise. Ainsi, la trajectoire de certains individus en promotion peut être quelquefois marquée par l’échec, une manière de dire tout haut : "je ne me sens pas le droit de réussir". Partagés entre la fierté et le manque de confiance, la fascination de leur réussite et l’angoisse d’une rechute, le désir de progresser et la culpabilité de se désolidariser de leurs attaches familiales, ils n’arrivent pas à se situer.
Lorsque le décalage est trop pesant, certains, honteux de leurs modestes origines, préfèrent totalement rompre avec leur milieu familial.
Il y a ceux qui entretiennent un lien de dépendance très fort avec leurs parents, lien qu’ils sont incapables de couper. Il leur reste le déni, la fuite, la rupture brutale ou l’ignorance pour mieux s’éloigner, il y a toujours, en filigrane, cette culpabilité par loyauté aux ancêtres.
Culpabilité, dette, honte, autant de langages qui, pour être entendus, nécessitent d’être parlés pour comprendre ce qui est réellement dû.
*par Michèle Freud, Psychothérapeute, Praticienne EMDR France et Europe, auteur et Directrice de Michèle Freud Formations
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