La dépendance affective ou la faim de l’autre* |
Dans le choix de nos partenaires, nous sommes, pour la plupart, conditionnés par nos expériences affectives de l’enfance et nous construisons nos liens en fonction des modèles parentaux qui serviront de support à nos croyances. Nous pouvons soit les reproduire à l’identique, soit les idéaliser, les fantasmer, ou encore, à défaut de références satisfaisantes, nous inventer une nouvelle stratégie relationnelle, à l’opposé de celle connue. Il nous faut, dans ce contexte, dépenser une grande énergie créative et psychique pour innover et nous construire nos propres modèles.
Si dans l’enfance, nous avons manqué d’attention ou de tendresse, nous chercherons à combler les béances, croyant à tort que l’amour sera la solution à tout.
Certains, pour se remplir de mots ou de gestes d’attention qui ont manqué, d’autres pour perpétuer une relation hyperprotectrice, se servent d’un compagnon, d’un ami, ou encore d’un enfant. Face à l’intensité de leurs propres besoins à combler, ils se nourrissent d’autrui, persuadés que l’amour donné ou la reconnaissance demandée apaisera leurs manques.
Karine se plaint de la distance de son compagnon. « Ce qui m’effraie le plus dit-elle, c’est de constater qu’il est si différent et si peu fusionnel, j’aimerais tant qu’il puisse tout faire avec moi». Sa grande frustration l’amène à trouve refuge dans la nourriture.
N’ayant pu dans l’enfance développer la capacité à explorer de nouveaux horizons, ou découvrir d’autres manières de penser, s’en enrichir et s’en divertir, certains craignent de s’aventurer sur le territoire de l’autre. La relation doit à tout prix être fusionnelle, l’autre être identique à soi, épouser nos pensées, nos désirs, être une projection de soi.
Si l’autre devient l’unique objet de sécurité auquel on se raccroche, la relation devient très vite étouffante, voire aliénante, l’envahissement affectif trop prégnant, surtout si l’on cherche à se fondre dans le désir de l’autre, à épouser sa personnalité, de peur d’être abandonné.
Mathieu est timide et complexé. Son épouse se charge de tout, contrôle tout, et l’étouffe d’amour et de nourriture. De peur d’être rejeté ou moins aimé, il n’ose pas refuser. Zoé, son épouse est une femme anxieuse qui, depuis l’enfance, devait tout prendre en charge.
De tels couples sont susceptibles de fonctionner. Le « guérisseur » ou « donneur de soins » s’attache souvent à des personnalités fragiles. Il peut y puiser une sorte de gratification narcissique, encore faut-il que l’autre y trouve lui aussi son compte et que tous deux acceptent l’implication. Mais le mécanisme bien rôdé peut se gripper et les rôles ne plus convenir. Tout changement risque alors d’être vécu sur un mode anxiogène avec des troubles divers où la nourriture, entre autres dépendances, agira comme un réconfortant.
Eléonore a été victime d’abus sexuels dans l’enfance. Sa relation aux hommes est marquée par cette empreinte. Dans sa vie actuelle, elle multiplie les comportements extrêmes et les relations à risques, ne rencontrant que des modèles masculins pervers ou violents où déception et dégoût sont systématiquement au rendez-vous.
Ne sachant comment trouver la sécurité qui lui fait défaut, elle calme sa faim d’amour et de protection dans une fusion de corps, se remplissant tour à tour de sexe et de nourriture sucrée à chaque insatisfaction, ce qui augmente encore sa mésestime d’elle-même.
Sa thérapie lui a de comprendre pourquoi elle se sentait si attirée par des amours impossibles. La prise de conscience que le choix de ses partenaires était en prise avec son histoire l’a encouragée à se dégager de ses relations toxiques et à nourrir sa faim d’autres ingrédients. Elle a aussi appris à ressentir ses émotions, à apprivoiser ses peurs, à se libérer peu à peu d’un trop plein de colère et de pleurs maintenues. Elle sait aujourd’hui dire non, reconnaître ce qui est bon pour elle, elle sait aussi se faire respecter.
Pour admettre l’urgence à être et à tisser des relations différentes, un long travail d’élaboration psychique est souvent nécessaire. Il faut oser prendre le risque de découvrir en soi des ressources et des valeurs qui donnent la force de s’aventurer vers de nouvelles expériences à vivre, dépasser chaque jour un peu plus son périmètre de sécurité sans être tenaillés par les peurs de l’abandon, de l’échec et par les doutes multiples.
De nombreux couples, toujours dépendant de leurs expériences affectives de l’enfance, restent prisonniers de situations douloureuses. Ils accumulent échecs et expériences relationnelles qui les conduisent à une impasse, comme s’il y avait une nécessité à répéter le processus.
Ainsi Christophe, enfant délaissé par sa mère, ne parvient pas à trouver l’âme sœur. Il voyage beaucoup, multiplie les conquêtes, mais ne s’attache pas vraiment.
Il arrive en effet que la dépendance affective soit dissimulée sous des comportements d’indépendance affichée où pointe, en filigrane, la peur d’être englouti par l’amour, la peur qu’il cesse et la crainte de ressentir à nouveau l’angoisse du vide affectif de l’enfance. Alors on préfère fuir.
Il s’agit là d’une peur phobique du lien, de l’amour partagé.
Sylvia elle, ne vit qu’à travers son homme. « Ses départs en voyage me plongent dans d’indicibles souffrances. Je ne m’intéresse à rien, ma vie n’a plus de saveur. Pour éviter de m’enfoncer, et supporter l’absence, je me gave de nourriture» confie –telle.. Ses épisodes boulimiques apparaissaient comme la seule alternative pour faire face. « J’ai compris que je vivais sous l’influence de mon histoire de petite fille abandonnée dès mon plus jeune âge », révèle Sylvia, au cours de sa thérapie qui réalise son attirance pour des personnes distantes ou absentes qui la replaçaient dans les situations d’abandon de son enfance. Elle a, depuis peu, changé ses repères et intégré que c’était l’enfant en souffrance qui l’incitait à chercher de l’amour aveuglément. En affrontant son sentiment de vide intérieur, elle a appris à puiser dans ses propres ressources pour se reconnaître le droit de vivre sans avoir à dépendre d’autrui et pu guérir de sa compulsion à aimer passionnément.
Derrière le masque de la dépendance, il y a le plus souvent la peur de sa trop grande solitude intérieure. C’est précisément parce que notre vie intérieure manque de consistance, de sécurité, que nous nous accrochons désespérément à quelqu’un d’autre.
Bon nombre de personnes se montrent incapables de vivre cette solitude. Souvent, elles se persuadent que le fait de passer quelques heures en solitaire est une part de soi qu’elles enlèvent à autrui avec l’obligation de devoir constamment donner, se donner ; la plupart du temps, c’est moins le goût des autres que la peur d’être délaissées, oubliées, qui les anime.
La peur de la solitude crée l’attachement, la possessivité, le besoin de manipuler l’autre et de tout contrôler. On devient tour à tour bourreau, victime, sauveur ou jouet, un engrenage qui risque de devenir destructeur. Toutes les dépendances ont la même source : le sentiment de solitude évité.
La condition préalable à toute relation intime, c’est d’être prêt à vivre d’abord l’intimité avec soi-même. Affronter sa solitude, c’est oser aborder ses propres peurs. Tant qu’on reste accroché aux autres, en recherchant leur tutelle, on se maintient dans ses peurs. Il ne s’agit pas de se replier sur soi, mais d’utiliser ce temps de silence pour se mettre au service de la compréhension de soi-même et réfléchir à la manière de sortir de l’impasse de nos contradictions.
Cette analyse en toute lucidité nous permettra de faire évoluer la relation. La vraie sécurité affective passe par cette rencontre avec soi et cette écoute intérieure.
Ce temps d’écoute est l’état qui ouvre le mieux aux questions que l’on se pose : Que demandons-nous à l’Autre, aux autres ? Quelles peurs nous animent ? Pourquoi cette faim éperdue d’amour ? Quelles blessures par rapport à notre histoire, à notre enfance, cachent tant d’attentes vis à vis des autres ou de notre partenaire ?
Accepter d’être responsable de sa vie nous engage véritablement dans ce processus de solitude assumée où nous sommes capable de savoir ce qui est bon pour nous, c’est-à-dire d’être notre père ou notre mère intérieur(s), capables aussi d’entendre quels sont nos désirs et nos besoins réels et surtout s’autoriser à y répondre.
Cette modification nécessite pour certains quelques aménagements et une grande vigilance pour l’installation de compétences nouvelles.
Mais il n’est jamais trop tard pour modifier ses schémas et à réinventer sa vie. Travaillée en thérapie, la dépendance affective mène paradoxalement sur le chemin de l’autonomie.
Laisser l’autre être autre
Le défi que propose toute vie de couple consiste précisément à vivre ensemble tout en étant deux personnes distinctes. Pour éviter de se dissoudre dans un attachement excessif, et ne plus confondre aimer et avoir besoin, une distance affective est nécessaire Il semble indispensable que chacun puisse disposer de moments uniquement à soi pour pouvoir s’isoler. Conserver par exemple ses propres centres d’intérêts est souvent salutaire pour le couple et rend la vie à deux plus enrichissante. C’est précisément un peu de distance entre deux êtres amoureux qui entretient le mystère, le désir et le plaisir de se retrouver.
« Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute fraîche en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude, parce que la plus grande chose au monde, c’est de savoir être soi. » nous enseigne Montaigne.
De ce temps de silence naît une autre présence, celle intime, intérieure à laquelle nous avons libre accès. Devenir soi, c’est lâcher le recours permanent au regard de l’autre.
par Michèle Freud, psychothérapeute, directrice de Michèle Freud Formations et auteur
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