SE LIBERER DU POIDS DES SECRETS DE FAMILLE« Que savoir jamais, l’homme est dans ce qu’il cache »
A. Malraux |
Nombreuses sont les familles à abriter certains secrets. Ils sont autant de rébus dont l’existence est tue et dont le poids risque de peser lourd sur des générations futures.
« Pour savoir qui je suis, il m’importe de savoir d’où je viens. »
La transmission familiale contient quelquefois son lot de souffrances et de blessures cachées. Parfois, les problèmes douloureux non résolus se répercutent sur les descendants et forment un nœud émotionnel. Un événement connu d’un petit nombre de personnes, cherchant à le cacher, fonctionnera comme « quelque chose à taire ».
Ce secret peut être réprouvé par la loi ou la morale du clan. Lorsqu’il est de l’ordre de l’inavouable, tel un inceste, le malaise circule et la vilenie qui l’entoure conduit au silence.
Les faits marquant gravement nos histoires familiales sont souvent liés à la mort précoce, à l’abandon, à l’humiliation, au suicide, à la trahison, à la faillite ou à la maladie mentale. Il en résulte quelquefois un sentiment de honte que nous véhiculons sans trop savoir s’il nous appartient et ce qu’il contient. La plupart sont liés à un traumatisme non-surmonté, celui-ci peut être individuel comme un deuil, une fausse couche, ou collectif comme une guerre, un attentat, une catastrophe naturelle où le silence familial est redoublé par le silence social.
Lorsqu’un parent se trouve dans l’incapacité d’exprimer ou de mettre en mots d'importants événements de sa vie, l'omerta sera perçue par l’enfant comme un secret qu’il traduira par un symptôme.
Dans son ouvrage « Aie mes aïeux », Anne Ancelin Schützenberger, psychothérapeute spécialisée dans le transgénérationnel, écrit : « tout se passe comme si on ne pouvait oublier un événement de vie, ni en parler, mais le transmettre sans le dire ».
Un père cachant son chômage à son enfant, continuera à partir tous les matins comme auparavant, lui faisant croire qu’il travaille. L’enfant est alors porteur d’un non-dit qu’il met en acte, véhiculant ainsi un sentiment de honte qui n’est pas le sien.
Dans certaines familles que l’on appelle « dysfonctionnelles », chacun reste figé dans sa problématique en répétant le même rôle. Sans perspective de changement, l’inavouable imprègne le corps et le symptôme finit par s'exprimer à défaut d’avoir été parlé. Les enfants sont souvent le porte-étendard d'une problématique familiale et, à ce titre, accablés par leurs symptômes.
Un enfant phobique traduira par exemple une histoire de peur, peur dont les parents sont les messagers. À travers sa phobie des chiens, l'enfant peut exprimer une inclusion étrangère à son propre psychisme, comme cet inceste jamais avoué par la mère.
Il existe dans certaines familles, d’une génération à une autre, des répétitions troublantes surgissant jusque dans l’apparition d’une maladie. Des chercheurs américains interpelés par les mécanismes de transmission transgénérationnelle ont été les premiers à parler de "dettes" qui semblent inconsciemment peser sur les membres d’une même lignée. Il est des trahisons et des injustices dont les chœurs indignés hurlent en sourdine et affectent nos corps. Ils sont des déclencheurs de stress et lorsque l’affliction ou le ressentiment est trop intense et le pardon impossible, ils génèrent toutes sortes de maux. Ainsi, un cancer peut, par exemple, être lié à la notion de rancœur et de trahison affective.
Affectés par un deuil non résolu, certains sont susceptibles de présenter, à titre de phénomène d'identification, les mêmes symptômes que le mourant, une manière de perpétuer ainsi sa mémoire. C'est le cas de Linda qui, quelques mois après le décès de sa mère, se plaint d’une sciatique gauche invalidante, symptôme dont souffrait la mère. La sciatique apparaît comme une symbolisation et une identification à la défunte. Symptôme, symbole et identification figuraient déjà dans les premières théories de S. Freud.
Il est aussi des tristesses d’enfant de mère endeuillée : « Je suis née quelques mois après la mort de mon grand-père. Ma mère, en dépression à ma naissance, m’a enveloppée d’un linceul de tristesse. Lorsqu’il me faut rire ou m'amuser, je me sens constamment coupable » constate Karine.
Un événement marquant (décès, internement, éloignement, maladie d’un être cher ou même tout événement heureux : mariage, naissance) va revenir nous hanter à la même période ou au même âge.
Anne Ancelin Schutzenberger sensibilise particulièrement à ce syndrome d’anniversaire :
« L’inconscient a une mémoire. Il marque les événements importants du cycle de vie par répétition de date ou d’âge. De nombreux enfants sont nés « par coïncidence », comme pour marquer l’anniversaire (de la naissance ou de la mort) de la mère d’une mère, un rappel du lien de la mère à sa propre mère, comme s’il y avait complicité entre l’inconscient de la mère et le préconscient de son enfant à naître, pour que ces dates de naissance deviennent signifiantes ».
Elle explique qu’après un événement tragique, par exemple la mort par accident ou l’internement d’une mère, il n’est pas rare de voir se produire quelques années plus tard, un accident, un cancer ou un épisode psychotique, en mémoire de cette "date anniversaire".
« Chaque année, au mois de février, une compulsion à manger me fait prendre 5 ou 6 kilos. Je me sens dépressive sans pouvoir établir de rapport avec des événements de ma vie » relate Chloé. En explorant son passé, la jeune femme s’aperçoit que la mort de sa mère, un mois de février d’il y a quelques années, n’a jamais été parlée. "Sois forte !" avait été l’injonction du père. Sa mémoire et sa chair avaient introjecté la date d’anniversaire et le driver paternel.
« Ma mère est décédée d’un cancer à l’âge de 50 ans. C’est mon âge aujourd’hui. Vais-je souffrir de la même maladie ? »
Ces interrogations fréquentes témoignent de la fragilisation psychique et souvent physique au moment du « syndrome d’anniversaire. »
Lorsqu’un enfant naît après la mort d’un autre et que le travail de deuil n’a pu s'élaborer, celui tant attendu devient alors un « enfant de remplacement ». Dès son enfance, puisqu’il doit remplacer l’aîné mort, il lui est interdit d’avoir sa propre place et son identité.
Comment s’y retrouver lorsque l’enfant perdu est idéalisé ? Comment être soi alors qu’il faut s’identifier aux qualités d’un autre, idéalisé, disparu ?
« Je suis l’enfant multiple, l’enfant consolateur, l’enfant de substitution, incarnation d’un autre que moi ! C’est toujours l’autre que l’on voit à travers moi. Comment devenir moi-même ? Comment faire pour être seulement moi et pas un autre ? Je suis mort avant d’avoir eu le temps d’être... », autant de questionnements et témoignages recueillis en thérapie.
Nous portons le poids des deuils de nos ancêtres, quelquefois à travers le prénom. René est né 9 mois après la mort de son frère Paul. Sa mère, inconsolable, a porté ce deuil pendant toute sa grossesse. Jusqu’au choix du prénom, il y a l’injonction de faire revivre l’autre : "René, renais ! "
Salvador Dali, conçu le jour de la mort de son frère aîné, est prénommé comme ce dernier.
« J’ai vécu ma mort avant de vivre ma vie, dit Dali. Mon frère est décédé d’une méningite, ma mère ne s’en remit jamais. Sa disparition fut un choc terrible. Le désespoir de mes parents ne fut apaisé que par ma naissance, mais leur malheur continuant à perpétuer chaque cellule de leur corps et du mien. Leur angoisse était devenue mienne. Elle ne m'a jamais quittée.»
Au surmoi parental mortifère se substitue, chez Dali, un surréalisme de génie. Son implication totale dans la production artistique l'empêchera de sombrer dans la folie. Tout phénomène créatif peut être assimilé un processus de réparation.
Personne n’est enchaîné à un futur irrévocable qui serait par avance inscrit dans nos corps. Chacun de nous dispose d’une faculté de « résilience », c’est-à-dire de résistance aux chocs. La résilience, mot emprunté au vocabulaire de la métallurgie, se définit comme « la capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité comportant le risque grave d’une issue négative ».
Anna Freud*, psychanalyste d’enfants, a constaté à la clinique de Hampstead, en Angleterre, que certains des jeunes traumatisés dont elle avait la charge sont devenus des adultes épanouis.
Un enfant endeuillé ou « un enfant de remplacement » est à même de mener une vie normale. Son handicap ne s'inscrit pas forcément dans une pathologie irréversible ou dans la fatalité. Il lui permet quelquefois de triompher de son malheur et lui procure une grande force intérieure. Contraint de s’occuper de lui-même, il gagne en autonomie et en maturité.
Chateaubriand, précisément enfant de remplacement, devint un grand écrivain. « L’art est vivant, moi aussi » écrit-il ! La sublimation peut s'exprimer telle une renaissance à travers diverses formes de créativité et la poésie devenir survie.
Certains créateurs au lourd secret de famille réussissent à s’en affranchir pour transcender toutes sortes d'épreuves et d'humiliations. Le face à face avec la feuille blanche ou la toile est pour le créateur une surface de projection, vierge de toute inscription, un support de réparation sur lequel il lui est loisible d'étaler son œuvre.
Des réminiscences douloureuses deviennent quelquefois des livres autobiographiques, leurs auteurs des romanciers à succès. « Pour moins souffrir, les blessés de l’âme cherchent une issue pour s’en sortir », écrit B. Cyrulnik**. Couchées sur papier, clamées en vers au théâtre ou déclamées sur une scène, toutes les peines du monde deviennent tolérables lorsqu’elles parviennent à se faire entendre.
Certains se servent de l’humour pour tourner en dérision l’insupportable ou l’inavouable. D'autres évacuent leur peine à travers l'action, lorsque la vérité est encore inexprimable, parce que trop douloureuse.
La voie de la thérapie et de l’introspection peut se révéler tout aussi salutaire pour se délester du poids d’un héritage afin de redéfinir sa vraie place, être plus conscient de son histoire et plus attentif à soi-même.
Quel que soit notre parcours, il y a en chacun de nous des réalités potentielles à explorer. Nous possédons tous, blottie au fond de nous, une petite graine de génie ou de fantaisie qui peut nous permettre de donner un nouvel élan à notre vie. C’est en utilisant toutes nos ressources intérieures que nous apprendrons à intégrer notre passé, en guérir, sortir de la répétition et reconquérir notre espace de liberté.
C’est à ce prix que nous pouvons nous investir réellement dans la découverte de qui nous sommes vraiment.
"La vie est riche de tout ce qui est nécessaire pour nous éclairer, mais nous ne prenons pas le temps d’allumer la lumière", nous enseignent les sages....
*Par Michèle Freud, psychothérapeute, directrice de Michèle Freud Formations et auteur
Voir ses ouvrages
* Le normal et le pathologique chez l'enfant, Éd. Gallimard
** Un merveilleux malheur, Éd. O Jacob
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